J.O. 293 du 19 décembre 2003
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Texte paru au JORF/LD page 21689
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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 15 décembre 2003 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-487 DC
NOR : CSCL0307017X
LOI PORTANT DÉCENTRALISATION EN MATIÈRE DE REVENU MINIMUM D'INSERTION ET CRÉANT UN REVENU MINIMUM D'ACTIVITÉ
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil, nous avons l'honneur de vous saisir de l'ensemble de la loi portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité.
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I. - Sur le titre Ier,
et notamment les articles 2, 4, 6 et 14 de la loi
Il résulte de ce titre Ier de la loi critiquée que l'instruction des demandes d'obtention du revenu minimum d'insertion, les décisions prononçant ou non son attribution, le versement de cette allocation de solidarité, le volet relatif à l'insertion de l'intéressé, le suivi des droits et l'ensemble des éléments du régime applicable deviennent des compétences propres des départements.
Deux questions de principe se posent alors.
D'une part, celle de la méconnaissance du préambule de la Constitution de 1946 pris en ses dixième et onzième alinéas et ensemble du principe d'égalité devant la loi (I-1).
D'autre part, la violation des articles 72, alinéa 3, et 72-2, alinéas 4 et 5, de la Constitution (I-2).
I-1. Sur la violation des dixième et onzième alinéas du préambule de la Constitution de 1946 et du principe d'égalité :
L'exigence de solidarité nationale et d'effort de la nation en faveur du développement de l'individu est consacrée par le dixième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » et par le onzième alinéa du même texte selon lequel la Nation « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».
Vous assurez le respect de ces prescriptions en vérifiant que les mesures adoptées par le législateur ne sont pas de nature à léser les intérêts sociaux protégés par ces normes constitutionnelles. Si vous avez admis la constitutionnalité de certaines dispositions confrontées à cet égard, c'est après avoir énoncé de strictes réserves d'interprétation.
Autrement dit, dans l'hypothèse où le régime choisi le Parlement, et ses conditions d'application, conduirait à menacer de façon excessive et disproportionnée ces droits fondamentaux, situés au coeur de la République sociale, vous n'hésiteriez pas à prononcer la censure (voir en substance : décision no 96-387 DC du 21 janvier 1997 sur la prestation d'autonomie).
Il faut considérer, au surplus, qu'au-delà ces principes de valeur constitutionnelle, on trouve le principe d'égalité dont l'exigence première est, évidemment, de garantir que chaque individu en situation de détresse morale, sociale ou économique puisse bénéficier de la protection nécessaire de la Nation dans les mêmes conditions.
(i) Or, en l'occurrence, la décentralisation du revenu minimum d'insertion conduit, par force, à ce que des personnes frappées par les mêmes difficultés liées à la situation économique et sociale nationale ou internationale et, en conséquence, privées, pour les mêmes raisons objectives, de moyens d'existence ou étant dans l'incapacité de trouver un emploi, voient le bénéfice de cette allocation dépendre de leur domiciliation, alors qu'elles sont pourtant dans une situation rationnellement identique au regard de l'intérêt général en cause et du but de la loi.
A la différence du cadre législatif examiné par vous en 1997 sur la prestation autonomie dépendance, le nouveau régime du revenu minimum d'insertion n'est pas encadré par des mécanismes de nature à éviter des traitements discriminatoires.
Certes, le barème du RMI demeure fixé au niveau national. En revanche, les modalités d'attribution de cette allocation, les modalités d'instruction des dossiers, le suivi des droits, l'accueil des bénéficiaires seront de la compétence de chaque département.
En réalité, le législateur s'est contenté, pour l'essentiel, de remplacer les mots : « Etat » par : « département » et : « représentant de l'Etat » par : « président du conseil général », avec les modifications rédactionnelles y étant liées dans les articles pertinents du code de l'action sociale et des familles.
A suivre votre jurisprudence, il est acquis, à tout le moins, que la dévolution d'une telle compétence aux collectivités territoriales concernant un droit attaché à l'expression de la solidarité nationale doit être encadrée dans des conditions assurant que les exigences constitutionnelles portées par le Préambule de 1946 bénéficient des garanties légales nécessaires et suffisantes.
En se contentant de substituer la compétence départementale à celle de l'Etat, le législateur a donc méconnu les principes constitutionnels de solidarité nationale et, à tout le moins, sa propre compétence.
(ii) Ce transfert rectiligne et sans encadrement conduira, malheureusement, à des ruptures d'égalité entre les individus placés dans une même situation mais n'habitant pas tous dans le même département.
Votre jurisprudence relative au principe d'égalité, et principalement dans les domaines constitutionnellement protégés, comme celui de l'enseignement, celui du droit à la santé, marque un contrôle intense qui va jusqu'à la mesure des effets indirects (décision no 93-329 DC du 13 janvier 1994 ; décision no 2002-463 DC du 12 décembre 2002 ; décision no 2003-471 DC du 24 avril 2003). Si dans certains contextes vous encadrez par des réserves d'interprétation strictes, dans d'autres hypothèses vous censurez.
Il est d'ailleurs remarquable que vous ayez fait application du principe d'égalité en matière d'accès à une allocation d'aide sociale, cette fois afin que les étrangers ne soient pas discriminés (décision no 89-269 DC du 22 janvier 1990).
Dès lors, en considérant, d'une part, votre jurisprudence aux termes de laquelle vous jugez que le principe de liberté d'administration des collectivités locales ne peut conduire à ce que les conditions essentielles d'une loi relative à l'exercice d'une liberté fondamentale dépendent de décisions de collectivités territoriales et, ainsi, puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire, et d'autre part, vos décisions qui censurent les atteintes au principe d'égalité d'accès aux droits sociaux, il est certain que la loi confiant, sans encadrement suffisant, la mise en oeuvre d'un même droit constitutionnellement garanti par le Préambule de 1946 selon les appréciations différenciées des départements, ne peut qu'être invalidé.
Certes, les auteurs de la saisine ne négligent pas la variété des situations locales, si différente du slogan tout droit sorti d'un esprit publicitaire vantant la « proximité » aux fins de justifier la défausse générale de l'Etat sur les collectivités territoriales. Ils n'ignorent pas davantage que cette diversité de situations peut être mieux satisfaite par le service public dès lors que l'adaptation des outils pertinents sera permise. Ils ont, pour leur part, oeuvré en matière de décentralisation pour garantir les libertés et mieux assurer le principe d'égalité.
Or, par ce dispositif législatif ici critiqué, c'est une tout autre conception de la décentralisation qui s'opère. A rebours des principes républicains dont celui d'égalité, l'Etat confie aux départements une compétence propre à assurer la cohésion et la solidarité de la nation.
Il est topique, à cet égard, que la décision du président du conseil général ne doive pas être motivée alors que vous aviez regardé cette prescription comme l'une des garanties pour admettre le mécanisme de la prestation dépendance (décision du 21 janvier 1997 précitée, considérant 13).
De même, vous aviez, toujours dans cette décision, pris soin de détailler toutes les précautions appropriées prises, selon vous, par le législateur afin de prévenir des ruptures caractérisées du principe d'égalité susceptibles de survenir suite à l'attribution au département de cette compétence.
Nul ne peut nier que les situations politiques locales peuvent entraîner des décisions d'opportunité et que la différence de moyens entre les collectivités territoriales peut conduire à des traitements différenciés sans motif objectif et rationnel au regard du droit dont il s'agit.
Dans ces conditions, à supposer qu'un tel transfert soit constitutionnellement admissible en soi, il reste que des garanties adaptées doivent exister. Pourtant, ici, il n'en est rien.
En l'espèce, le législateur s'étant contenté d'un transfert de compétences sans ajouter de modalités adaptées à cette décentralisation d'un droit social fondamental, vous ne pourrez que tirer toutes les conséquences de votre raisonnement en censurant radicalement.
De tous ces chefs, l'invalidation des articles , notamment 2, 4, 6 et 14 portant transfert de compétence au département de la gestion du revenu minimum d'insertion et, par voie de conséquence, de l'ensemble du titre Ier, est certaine.
I-2. Sur la violation des articles 72 et 72-2 de la Constitution :
En tout état de cause, les dispositions critiquées méconnaissent les normes constitutionnelles destinées à garantir que la libre administration des collectivités territoriales respecte le principe d'attribution de recettes en cas de transfert de compétences équivalentes à celles consacrées jusqu'alors à leur exercice par l'Etat.
Plus gravement encore, la loi querellée viole manifestement le cinquième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution selon lequel : « La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales. »
(i) S'agissant du transfert de compétences et de l'attribution de recettes correspondantes :
Au cas présent, il est exact que l'article 4 de la loi prévoit que les charges résultant, pour les départements, des transferts et création de compétences réalisées sont compensées par l'attribution de ressources constituées d'une partie du produit d'un impôt perçu par l'Etat dans les conditions fixées par la loi de finances. Au titre de l'année 2004, cette compensation est calculée sur la base des dépenses engendrées par le paiement du revenu minimum d'insertion en 2003. Pour les années suivantes, la compensation sera ajustée de manière définitive au vu des comptes administratifs des départements pour 2004 dans la loi de finances suivant l'établissement de ces comptes.
Cette prescription ne doit pas tromper.
En premier lieu, l'article 40 du projet de loi de finances affecte une part du produit de la TIPP. Or, cette part va nécessairement évoluer chaque année selon la consommation des carburants. Il s'agit du transfert d'une part du produit d'un impôt particulièrement aléatoire.
En second lieu, surtout, il ressort du mécanisme retenu que l'ajustement qui se produira au vu du compte administratif des départements de 2004 fige une situation financière pourtant susceptible d'évoluer. Si la situation économique devait, ce que nul ne souhaite, s'aggraver et la crise de l'emploi et l'augmentation corollaire du chômage conduire à de plus nombreuses demandes d'allocation du RMI, il deviendra inévitable que les départements subissent un problème de ressources effectives afin de remplir cette compétence nouvelle.
En transférant le produit d'un impôt et non un impôt, le législateur a choisi un mécanisme qui ne permet pas d'assurer le respect de la lettre et de l'esprit de l'article 72 et de l'article 72-2, alinéa 4, de la Constitution.
On relèvera, pour exemple, que le transfert de la compétence en matière de vignette automobile s'était accompagné de la faculté pour les départements de fixer le barème.
On voit bien qu'au-delà de la problématique des finances locales, se profile la méconnaissance du principe d'égalité inévitable dans la mesure où le législateur n'a pas prévu de mécanisme de péréquation entre les départements.
(ii) S'agissant de la méconnaissance de l'article 72-2, alinéa 5, de la Constitution :
La loi en cause méconnaît cette disposition constitutionnelle.
Pour s'en convaincre, il suffit de constater que la loi est tout simplement vide d'une quelconque référence à cette obligation constitutionnelle. Les travaux parlementaires font écho par leur silence à cette carence.
Il est à peine besoin d'insister sur le fait que les départements n'ont pas les mêmes moyens financiers. Il est, malheureusement, tout aussi vain d'insister sur les disparités économiques qui frappent les départements. On risque donc de se trouver avec des départements qui sont plus durement frappés par les plans sociaux ou, plus généralement, par la dégradation de la situation économique nationale, du fait de l'implantation des entreprises, et qui, devant faire face à davantage de demande d'allocation de RMI, n'auront pas les moyens d'y répondre favorablement alors que celles-ci seront justifiées.
L'absence de mise en oeuvre du principe de péréquation constitutionnellement exigé conduit donc à la rupture du principe d'égalité sur le territoire quant à l'accès à un droit social fondamental prévu par le Préambule de 1946.
La précipitation dans laquelle a été opéré ce transfert brut de compétence, sans garanties juridiques et financières adaptées aux exigences constitutionnelles concernées, ne peut que conduire à l'invalidation de l'ensemble du titre Ier de la loi vous étant déférée.
II. - Sur l'article 43 de la loi
Cet article porte création d'un revenu minimum d'activité. Il s'agit d'un contrat de travail destiné à faciliter l'insertion professionnelle. Dérogatoire au droit commun du travail, il aboutira au versement d'une somme versée, pour une part, par le département, et, pour une autre part, par une entreprise. C'est une allocation plus un salaire réduit.
Les droits sociaux attachés à ce contrat sont calculés sur la part versée par l'entreprise. Il s'ensuit que les droits à la retraite et à l'allocation chômage sont donc très inférieurs par rapport à ceux d'un salarié à temps partiel ayant, en définitive, le même niveau de rémunération totale mais constituée exclusivement d'un salaire.
(i) Cet article viole le principe d'égalité et ensemble le onzième alinéa du Préambule de 1946.
Ce mécanisme, présenté comme aidant à l'insertion, conduit à faire travailler au sein d'une entreprise des personnes qui, du fait de la composition juridique de leur rémunération, bénéficieront de droits sociaux moindres que ceux des autres salariés de l'entreprise accomplissant les mêmes tâches pendant une durée semblable.
Ainsi, un salarié en contrat à durée indéterminée payé au SMIC qui travaille 20 heures cotise pour 20 heures de travail. Une personne sous le statut de RMA cotise 5 heures de travail pour 20 heures effectives et alors que sa rémunération globale est semblable à l'autre salarié.
On ne peut y voir qu'une rupture du principe d'égalité caractérisée que rien dans l'objet de la loi ne permet de justifier. Quant à l'intérêt général, celui d'une meilleure insertion, il ne peut davantage légitimer le fait qu'un travailleur soit privé d'une partie de ses droits sociaux, dont ceux liés à la retraite.
Sauf à ce que l'insertion devienne l'alibi de l'effet d'aubaine offert aux entreprises.
(ii) En outre, cette disposition méconnaît la liberté individuelle telle qu'elle ressort de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et ensemble de la liberté contractuelle.
Ce contrat de travail dérogatoire au droit commun social conduit à une forme de déséquilibre des termes de la relation contractuelle. Certes, le contrat de travail est un contrat d'un type particulier à maints égards. Mais cette spécificité se traduit pour l'essentiel par des règles de protection d'un des deux contractants réputés plus faibles : le salarié. Celui-ci a le pouvoir, notamment de négocier son salaire.
Or, en l'espèce, ce contrat d'un type nouveau, sorte de contrat de travail léonin, oblige le salarié en situation difficile à accepter de contracter avec une entreprise, sous condition d'un régime dépendant pour partie d'une collectivité territoriale, sous réserve qu'il abandonne une partie des ses droits sociaux.
Autrement dit, le choix est entre le refus d'une modalité d'insertion et le contrat dit de RMA ne donnant accès qu'à des droits sociaux restreints par rapport aux salariés de la même entreprise affectés aux mêmes tâches.
Cette situation profondément déséquilibrée porte atteinte à la liberté individuelle et à la liberté contractuelle de la personne qui souhaite travailler mais à des conditions qu'elle considère légitime et normale.
De tous ces chefs, la censure de l'article 43 de la loi est encourue.
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Monsieur le président, mesdames et messieurs les conseillers, nous vous prions de croire à l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir la décision no 2003-487 DC.)